23
Une bouteille de sorcière

 

 

 

Nous quittâmes la grotte aux premières lueurs du jour, laissant l’ermite endormi. Le ciel était clair, le froid mordant. Les cimes enneigées brillaient à l’horizon et le sol gelé craquait sous nos pas.

Après avoir franchi la Leven sur un pont de bois branlant, nous nous dirigeâmes vers la rive ouest du Grand Étang. Le sentier étroit, accroché à une pente raide, serpentait à travers une épaisse forêt de conifères, rendant notre progression difficile. À en juger par le comportement de Griffe, la chienne devait nous considérer comme des moutons récalcitrants, car elle ne cessait de courir en tête, revenir vers nous, nous encercler pour nous pousser en avant. On la sentait à l’affût de tout danger menaçant son petit troupeau.

Au bout d’un moment, je me laissai distancer par l’Épouvanteur pour marcher près d’Alice. Nous n’avions pas échangé un mot depuis les événements de la nuit.

— Ça va ? demandai-je.

— Très bien, répondit-elle avec raideur.

— Je regrette qu’on se soit disputés.

— Ce n’est rien, Tom. Tu veux faire pour le mieux.

— On est toujours amis, alors ?

— Évidemment.

Nous restâmes un instant en silence. Puis elle reprit :

— J’ai un plan pour tenir le Malin à l’écart.

Je lui lançai un regard incisif :

— J’espère que ton plan ne met pas l’obscur en jeu, Alice.

Éludant ma question, elle insista :

— Tu veux le connaître ou non ?

— Je t’écoute.

— Sais-tu ce que sont les bouteilles de sorcière ?

— J’en ai entendu parler, mais j’ignore comment ça fonctionne. L’Épouvanteur ne croit pas à leur efficacité.

Les bouteilles de sorcière sont censées protéger des maléfices. Selon mon maître, c’est de la superstition pure et simple.

— Qu’est-ce qu’il en sait, le vieux Gregory ? fit Alice, méprisante. Si tu sais t’en servir, ça marche, je peux te l’assurer. Lizzie l’Osseuse ne jurait que par elles. Quand une sorcière ennemie utilise son pouvoir contre toi, c’est le meilleur moyen de contrer ses maléfices. Le plus difficile, c’est de recueillir un peu de son urine – quelques gouttes suffisent – que tu mets dans une bouteille. Tu y ajoutes des épingles tordues, des pierres pointues et des clous. Tu bouches et tu secoues bien. Tu exposes le mélange au soleil pendant trois jours. La nuit qui suit la pleine lune, tu enterres la bouteille sous un tas de fumier et c’est prêt. La prochaine fois que la sorcière ira uriner, elle souffrira le martyre, comme si elle expulsait des épingles brûlantes. Il ne te restera plus qu’à lui faire parvenir un mot pour lui expliquer la situation. Elle se dépêchera de retirer ses sortilèges ! Mais tu devras conserver précieusement la bouteille, au cas où tu aurais à l’utiliser de nouveau.

J’émis un gloussement sarcastique :

— Et c’est ça que tu comptes utiliser contre le Malin ? Quelques épingles dans de la pisse ?

— Depuis le temps qu’on se connaît, Tom, tu devrais savoir que je ne suis pas idiote ! Et ta mère ne l’est pas non plus. Ce n’est pas gentil de ricaner comme ça. Tu étais différent, quand je t’ai rencontré. Quoi que je dise, tu ne te serais pas moqué. Ne change pas, Tom, s’il te plaît ! Tu dois t’endurcir, mais pas de cette façon. Je suis ton amie. On ne blesse pas ses amis, même pour cacher sa peur.

À ces mots, je sentis les larmes me picoter les yeux.

— Je te demande pardon, Alice, bredouillai-je. Je ne voulais pas te faire de peine. Tu as raison, avoir peur ne me donne pas le droit de passer mes nerfs sur toi.

— Ce n’est rien, Tom. Mais tu ne m’as pas laissée finir. J’ai l’intention d’utiliser un procédé similaire. Avec du sang au lieu d’urine. Pas son sang, bien sûr ! Impossible de s’en procurer ! Celui de sa fille Morwène fera l’affaire. Dès que nous en aurons, je me chargerai du reste.

Elle tira de sa poche un objet qu’elle tint devant moi. C’était un petit flacon en terre fermé par un bouchon :

— On appelle ça une fiole à sang. On devra y mettre du sang de Morwène, qu’on mélangera avec le tien. Quelques gouttes de chaque suffiront. Ça tiendra le Malin à distance, et tu n’auras plus rien à craindre, je peux te l’assurer.

— Alice, c’est de la magie noire ! Si l’Épouvanteur l’apprend, il t’enfermera au fond d’un puits ! Pense aussi à toi, au salut de ton âme ! Tu risques de tomber entre les mains du Diable et de lui appartenir pour toujours !

Je n’eus pas le temps d’argumenter davantage, mon maître me faisait signe de le rejoindre. Je courus le rattraper, laissant Alice derrière moi.

À présent, le sentier longeait le lac, que l’Épouvanteur surveillait d’un air inquiet. Une attaque de Morwène ou d’une autre sorcière pouvait se produire n’importe quand, mais je comptais sur la vigilance d’Alice et de Griffe pour nous prévenir à temps.

Peut-être Morwène nous suivait-elle depuis notre départ du moulin, guettant une opportunité ? La forêt, très dense sur les berges, lui offrait de nombreuses cachettes. À moins qu’elle ne soit en train de nager sous la surface lisse des eaux. Un pâle soleil d’hiver baignait la campagne, la visibilité était bonne, et, pour le moment, je ne percevais aucune menace. Une fois la nuit tombée, ce serait différent…

M’étais-je trompé ? L’Épouvanteur venait de s’arrêter. Il me désignait un arbre sur notre droite, à moins de cinquante pas de la rive.

Mon cœur rata un battement quand je vis ce qui était gravé sur le tronc…

 

 

— Ça m’a l’air tout frais, grommela mon maître. Nous avons une autre ennemie sur les bras !

C’était la marque de Grimalkin. L’été précédent, le clan Malkin l’avait envoyée à mes trousses. J’avais dû employer une feinte pour lui échapper, et m’en étais tiré de justesse. Que faisait-elle ici ? Pourquoi avait-elle quitté Pendle ?

D’une voix mal assurée je demandai :

— Elle en a encore après moi ? Est-elle aussi une des filles du Diable ?

— Pas à ma connaissance, petit, soupira mon maître, mais je peux faire erreur. En tout cas, quelque chose fermente. La semaine dernière, lors de mon voyage à Pendle, j’ai évité toute rencontre avec les sorcières, me contentant de visiter la tour Malkin. Or, j’ai vu plusieurs maisons brûlées et des cadavres pourrissant dans le bois des Corbeaux, des gens des trois clans, Malkin, Deane et Mouldheel. Il semble que l’obscur soit en lutte avec lui-même, ce qui n’explique pas pour autant l’arrivée de Grimalkin. Ça n’a peut-être aucun rapport avec toi, néanmoins, c’est une curieuse coïncidence que vous soyez ici tous les deux. Puisqu’elle a laissé sa marque près du rivage, soyons extrêmement prudents.

 

Nous arrivâmes en vue de Belle île en fin d’après-midi. Sa pointe la plus proche devait être à une distance de cinq cents pieds, beaucoup plus près du rivage que je l’avais imaginé. Des bateliers attendaient sur une jetée. Or, s’ils étaient prêts à nous emmener sur l’autre rive contre une somme modeste, une guinée en or n’aurait pu les convaincre d’effectuer le court trajet jusqu’à l’île. Nos questions ne recevaient que des réponses évasives. Le troisième auquel nous nous adressâmes nous mit en garde :

— Si vous tenez à votre peau, n’allez pas là-bas, ni de jour ni de nuit !

Cédant à l’insistance de l’Épouvanteur, il finit par désigner une barque en mauvais état, échouée entre les roseaux :

— La propriétaire de ce rafiot sera peut-être assez stupide pour vous y conduire.

— Où la trouverons-nous ? s’enquit John Gregory.

L’homme pointa une vague direction :

— Vous marchez un mile environ, et vous arrivez devant la porte de Deana Beck. Il n’y a qu’elle pour faire ce boulot.

Avec un gros rire, il ajouta :

— Deana la Folle, c’est comme ça qu’on l’appelle, ici.

— Et pourquoi ce surnom ? demanda l’Épouvanteur, visiblement agacé.

— Parce qu’elle n’a plus toute sa tête : pas de famille, trop vieille pour se soucier de vivre ou de mourir. Toute personne ayant un peu de sens commun refuserait de s’aventurer dans un lieu hanté.

— Il y a des sorcières, sur l’île ?

— Il en passe de temps à autre. Un bon nombre, à ce qu’on dit. Mieux vaut ne pas y regarder de trop près. Faire comme si de rien n’était. Allez plutôt demander à Deana la Folle !

Son rire nous accompagna un moment, tandis que nous suivions la direction qu’il nous avait indiquée. Nous arrivâmes bientôt devant une chaumine, adossée à une pente boisée. Laissant Griffe trotter le long de la berge, le museau tourné vers l’île, l’Épouvanteur frappa. Au bout de quelques minutes, on ôta des barres métalliques. La porte s’entrouvrit, laissant apparaître un œil soupçonneux. Une voix bourrue qui n’avait rien de féminin gronda :

— Fichez le camp ! Pas de vagabonds ni de mendiants chez moi !

— Nous ne venons pas mendier, expliqua l’Épouvanteur d’un ton apaisant. Mon nom est John Gregory. J’ai besoin de vos services et je vous payerai largement. Vous nous avez été chaudement recommandée.

— Moi ? Chaudement recommandée ? Faites voir la couleur de votre monnaie !

Mon maître tira de sa poche une pièce en argent et la tint dans l’entrebâillement de la porte.

— Ceci est une avance. Vous en aurez une deuxième une fois le travail terminé.

— Un travail ? Quel travail ? Crache le morceau ! Ne me fais pas perdre mon temps !

— Nous devons nous rendre à Belle Île. Pouvez-vous nous y emmener, et nous ramener sains et saufs ?

Une main noueuse émergea par l’interstice. L’Épouvanteur laissa tomber sa pièce dans la paume ouverte qui se referma prestement.

— Je le peux, reprit la voix, légèrement adoucie. Mais l’expédition n’est pas sans danger. Entrez donc réchauffer vos carcasses !

La porte s’ouvrit en grand et Deana Beck fut devant nous. Elle portait des pantalons de cuir, une blouse crasseuse et de grosses bottes cloutées. Ses cheveux blancs taillés très court lui donnaient l’allure d’un homme. Mais l’arc de sa bouche et ses yeux brillants d’intelligence étaient d’une grâce toute féminine. Si l’âge marquait son visage, son corps robuste laissait penser qu’elle était parfaitement capable de ramer jusqu’à l’île.

Nous entrâmes dans la pièce. Une table posée dans un coin composait tout le mobilier. Une jonchée de roseaux couvrait le dallage. Deana alla s’accroupir devant la cheminée et nous fit signe d’approcher.

— Confortable, hein ? lança-t-elle en nous regardant nous asseoir sur le sol.

— Mes vieux os préféreraient une chaise, répliqua aigrement l’Épouvanteur. Mais un vagabond n’a pas à faire le difficile.

La réponse lui tira un sourire :

— Ma foi, je me suis passée de chaise toute ma vie ! Alors, dites-moi ce qui vous amène ! Qu’est-ce qui attire un épouvanteur à Belle Île ? Auriez-vous l’intention de vous colleter avec les sorcières ?

— Pas si je peux l’éviter, admit John Gregory. Un de mes collègues a disparu, et nous avons de bonnes raisons de penser qu’il est quelque part sur cette île.

— Qu’est-ce qui vous fait croire ça ?

— Nous avons consulté Judd Atkins, de Cartmel.

La vieille femme hocha la tête :

— Je l’ai rencontré une fois. Il a retrouvé un corps dans le lac, pas très loin d’ici. Si Atkins dit que votre ami est là, c’est probablement vrai. Comment il y est arrivé, voilà ce que j’aimerais savoir.

— Il a été enlevé par une sorcière d’eau qu’il combattait. Il se pourrait qu’elle ait eu des complices, à Coniston ou dans d’autres villages.

J’observais avec attention le visage de Deana. N’était-elle pas mêlée à tout ça ? Pouvions-nous lui faire confiance ?

Elle resta un instant silencieuse avant de reprendre :

— La vie est dure, par ici. Il faut lutter pour survivre. La plupart des gens font mine de ne rien voir, mais certains s’acoquinent avec les créatures de l’obscur qui hantent les eaux. Ils assurent ainsi leur sécurité et celle de leur famille.

— Et vous, Deana ? l’interrogea durement l’Épouvanteur. Êtes-vous en relation avec l’obscur ?

Elle secoua la tête :

— Non. Je ne marchande pas avec cette engeance. Je n’ai jamais eu de famille, j’ai connu une longue vie solitaire. Je ne le regrette pas, malgré tout, car il n’y a personne dont j’aie à m’inquiéter. C’est une force. Les sorcières ne m’impressionnent pas. J’agis à ma guise.

— Alors, quand pouvez-vous nous faire traverser ?

— Dès la nuit tombée. Si on y allait de jour, tout le monde aurait les yeux fixés sur nous, y compris, peut-être, ceux qui ont emmené votre ami là-bas. Mieux vaut éviter ça.

— C’est juste, approuva l’Épouvanteur.

Deana nous proposa de partager son repas, et mon maître déclina son offre en notre nom à tous trois. Je la regardai déguster un ragoût de lièvre, l’eau à la bouche et l’estomac gargouillant. Il ferait bientôt nuit, et l’heure approchait où nous affronterions ce qui se terrait sur l’île, quoi que ce fut.

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